Alors que l'été se termine avançant doucement vers les chatoyantes couleurs de l’automne, j'aimerais, oui, j'aimerais, rendre un grand hommage à toutes ces femmes acadiennes de la Ligne. Ce lieu, nommé la ligne acadienne, se trouve à Archigny en Poitou. C’est le seul lieu en France où subsiste du bâti construit pour l’installation des Acadiens en 1773 par le marquis de Pérusse des Cars. Cette histoire et la construction des fermes dites acadiennes sont détaillées dans notre article Les immigrés acadiens au XVIIIe siècle.
Les femmes de la colonie poitevine
Elles sont parties de France vers un pays lointain, inconnu, à défricher et à construire. Un grand espoir les poussait là-bas mais une grande peur, certainement, crispait leur ventre et leur cœur. L’imprévu, une invraisemblable aventure, les séparaient de leur famille, de leur pays. Mais elles se sont embarquées pour le meilleur et pour le pire, à une époque où naviguer représentait un grand risque. Là-bas, avec leurs hommes, elles ont gagné : gagné la terre, gagné l’amitié des Amérindiens, gagné leur honneur en résistant aux Anglais, gagné des siècles de vie en travaillant, en aimant, en concevant des enfants, gagné une identité qu’eux tous diront Acadienne.
Puis elles sont revenues, bousculées, spoliées, détruites dans leur corps et dans leur âme, ayant perdu pendant ces voyages plusieurs enfants morts en mer, jetés par-dessus bord, des maris, des parents.
On leur a proposé, après de nombreuses années d'errance sur les côtes de France, de devenir propriétaires d'une ferme et de terres à défricher. Elles sont arrivées, marchant à côté des charrettes transportant le peu de biens qu'elles et leur mari avaient pu amasser depuis leur arrivée d'Acadie, portant les enfants trop petits pour parcourir à pied ce long chemin de La Rochelle à Châtellerault. Certaines d'elles enceintes, épuisées.
Elles se sont installées dans le froid de l'hiver, espérant que la vie allait être meilleure enfin. Mais la terre était dure l'été, gorgée d'eau l'hiver, les brandes difficiles à arracher, la marmite souvent vide. Les enfants, nombreux comme dans tous les pays où la malnutrition règne et où l'enfant représente la sauvegarde de l'espèce, mouraient souvent en bas-âge. Et malgré cette communauté soudée qui se resserrait autour de chacun, l'espoir diminuait.
Pourtant certaines sont restées, courageuses, et se sont usées à la tâche.
J'aurais pu, pour cette marque de respect, prendre comme exemple un grand nombre d'entre-elles, qu'elles soient restées en Poitou ou reparties en Louisiane. Mais je voudrais rendre un hommage tout particulier à Françoise Daigle, et, à travers elle, à toutes les femmes de La Ligne du XVIIIe siècle.
L’une d’entre elles, Françoise Daigle
Françoise Daigle était née vers 1743 dans la paroisse de l'Assomption de Pisiguit. Débarquée en France suite au Grand Dérangement, elle avait rencontré Pierre Boudrot, né le 7 octobre 1737 à Grand-Pré, et l'avait épousé le 14 novembre 1763 à Trigavou dans les Côtes d'Armor.
Lorsqu'ils arrivèrent sur La Ligne, Françoise avait environ 30 ans et attendait certainement de la vie un peu de douceur. Elle avait déjà 4 enfants : Isaac 9 ans, Marie-Josèphe 7 ans, Françoise-Mathurine 4 ans et Rose-Théotiste 2 ans.
Les fermes 14 et 16 leurs furent attribuées, mais ils n'y vécurent pratiquement pas, les quittant le matin, pour aller travailler, pendant 20 ans, à la ferme n° 25 située à Férolles, sur la paroisse de Bonneuil-Matours. Elle était propriété privée du marquis de Pérusse des Cars et les familles de confiance avaient été choisies pour son défrichage : Pierre Boudrot, Marin Daigle et Ambroise Guillot.
Une maison dite acadienne, la ferme-musée à Archigny
Il n'y a pas de croquis de ces paysans et leurs visages nous sont inconnus. Mais avec les connaissances que nous avons de la vie sous ce siècle nous pouvons les imaginer, supposer leur existence.
Ce pouvait être une petite femme, à l'époque les grands n'étaient pas nombreux, au corps noueux mais maigre car malnutrie et porteuse d'enfants tous les 2 ou 3 ans. Les matins d'hiver elle se levait bien avant le jour dans une pièce froide où l'eau gelait dans les récipients. La cheminée était éteinte, juste allumée la veille au soir, en rentrant de Férolles, pour réchauffer les quelques légumes de la soupe. Avant de partir elle réveillait toute sa tribu et, chaussée de ses sabots, elle allait dans les chemins boueux qui menaient à Férolles, à environ 7 km. Les enfants les plus grands, âgés de 9, 7 et 4 ans devaient marcher pliés en deux sous la morsure du froid, enveloppés dans leur cape de mauvais droguet, mangeant leur morceau de pain, nourriture de la matinée. Il fallait porter la petite dernière. Elle avait perdu un fils en décembre 1773, peu après son arrivée à Châtellerault. La fatigue du long voyage à pied qui l'avait amenée là, peut-être. L'année suivante, en 1774, en se rendant à Férolles, elle accoucha en cours de route à la ferme de la Limousinière d'une petite fille mort-née. On ne se reposait pas durant les grossesses et, à terme ou pas il fallait marcher, défricher, s'occuper des autres enfants. Une autre fille naquit en 1775 qui mourut en 1778. Puis elle mit encore 4 autres enfants au monde, toujours marchant, toujours travaillant, toujours courageuse, espérant encore et encore une vie meilleure. Elle se taisait, écrasée de fatigue.
Pierre Boudrot décéda en 1792 à l'âge de 55 ans, usé par le travail à Férolles. Françoise Daigle, décéda dans une grande misère à la ferme 14, en 1821, à l'âge de 78 ans.
Elle avait fondé une famille, dont certains descendants vivent encore dans le Poitou. Mais elle ne trouva certainement jamais ce bonheur qu'elle attendait. Ils peuvent, même 240 ans plus
tard, être fiers d'elle. Femme courageuse qui a fait La Ligne, je te rends ici, au nom de toutes les femmes du XXIe siècle, un vibrant hommage.
Françoise Glain